blog de François Coupry

Vilaines Pensées 137 :
Lettres persanes, IX

V

Lettre de Roxane à Usbek. Téhéran, sous la pluie légère.
Je regrette que tu quittes si vite la France, comme si — ô Usbek errant en Europe — tu étais déçu qu’après tant de retournements, de coups de théâtre, les résultats du premier tour des élections présidentielles soient ceux prévus depuis des jours, ne permettant pas de donner tort aux instituts de sondage qui, par orgueil, répétaient qu’ils pouvaient se tromper.
Ici, en Iran où je t’attends, les roses de notre jardin libèrent leur couleur pourpre et leurs douces odeurs : elles t’attendent, aussi. Elles font selon leurs millénaires habitudes, quand les Français viennent de bouleverser leurs usages, rejetant leurs clans politiques traditionnels et créant de nouvelles ruptures entre les souverainistes et les cosmopolites.
Les lettres que j’ai également reçues de Rica, de Rhédi et de Rustan, m’inquiètent pour ce pays dont nous aimons la langue et la culture. Tu me répondras bientôt de vive voix, mais nos amis me rapportent que les Français maintenant ne parlent plus entre eux une langue commune, même au nom de cette République dont ils sont béatement fiers.
Il paraît que, lorsque l’on parcourt la France, on s’aperçoit que ceux des métropoles, ceux des banlieues et du béton, ceux des provinces, ceux des campagnes vertes, ceux qui n’ont pas de travail, ceux qui font du commerce, ceux qui vivent de l’argent de l’État, et surtout ceux qui ont vingt, ou trente, ou soixante ans non seulement emploient des mots différents, mais de plus ne se fréquentent guère, ne vont pas rire dans les mêmes lieux, ne mangent pas les mêmes plats, n’ont plus les mêmes désirs.
Bien sûr ici, en Iran, nous vivons de telles incompréhensions, entre les régions, les villes, les villages, les âges, mais il nous reste une religion commune, dont certes souvent nous subissons les lourdeurs, mais qui nous permet de parler entre nous : je sais qu’en Europe de tels propos seraient jugés scandaleux, aussi t’interdis-je de les colporter.
Car nous avons aujourd’hui peur, quand les informations du monde deviennent trop transparentes, de la multiplicité de nos divers points de vue. Et peut-être le dernier génie universel de la France est-il de représenter cette multiplicité et cette totale incompréhension mutuelle.
Je t’attends — ô Usbek — parmi ces roses qui viennent d’Ispahan, et dont, au fond, seul le point de vue m’importe.

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