blog de François Coupry

Vilaines Pensées 155 :
Le sauveur de l’humanité

V

J’ai connu Valerio Balante en 1812, un jeune homme blanchâtre aux cheveux bouclés, qui s’amusait à manipuler des soldats miniatures sur de longues tables pour des batailles imaginaires. Nous sympathisâmes.
Au vingtième siècle, je le croisai de nouveau : il était célèbre comme montreur d’illusions et de marionnettes. Il avait l’art de nous faire croire n’importe quoi. Et je me souviens d’une féérie à New York où sur scène se retrouvaient en dansant Charlie Chaplin et Gandhi, Mussolini et Greta Garbo : ce n’étaient plus des marionnettes, mais des projections en multiples dimensions, mon ami utilisait les techniques les plus modernes.
Quand, dans sa loge, je vins voir ce magicien, ce fut comme si nous continuions une conversation entamée il y a plus d’un siècle, il avait les mêmes cheveux bouclés, développa les mêmes thèses sur l’invraisemblance des choses, ne s’étonna pas que je puisse demeurer aussi jeune que lui, assuré du pouvoir de l’élixir qu’il m’avait donné, autrefois.
Dans les années 2000, il m’apprit par SMS qu’il était devenu l’occulte maître d’oeuvre d’un Etat collé à la Chine post-maoïste, et m’y invita. Je parcourus ce pays et m’enthousiasmais pour cette vision d’un peuple heureux, qui marchait au pas sous les drapeaux, chaque individu affichant un bonheur commun et communicatif : ce diable de Valerio avait concrétisé à grande échelle, sur la scène d’une nation, ses rêves d’illusion !
Lorsque, connaissant le pouvoir de l’élixir, la CIA me confia une mission, je compris que depuis des siècles je ne voyais pas la vérité en face. Je revins au pays où mon ami tirait les ficelles. Il ne tirait aucune ficelle, il avait seulement créé une réalité vraie : ces êtres heureux, qui répétaient des formules exquises de foi et d’adhésion, qui se saluaient avec amour, qui souriaient, qui étaient beaux et propres, qui défilaient dans l’extase d’un ciel bleu, qui adoraient profondément leur dictateur, un enfant joufflu d’une dynastie cynique, n’étaient point des marionnettes ou des hologrammes, des machines virtuelles, des mirages, mais des vivants de chair et d’os, comme chaque humain et comme chaque rat !
Demain, je dois tuer mon ami Valerio, le manipulateur du tyran joufflu, le tuer avec ce révolver que je tiens dans ma poche, au nom de la liberté et de la conscience. Et, malheureusement, je suis malheureux.

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