Lettre d’Usbek. Paris, sous un froid d’avril.
Peut-on m’imaginer marchant, de nuit, tel un chat sur les toits de Paris ? Ô Roxane restée en Iran, tu me dis parfois que j’ai des pattes de velours. Par une lucarne je les vis ensemble, seuls autour d’une table, ce dernier carré des prétendants au trône de France, le Triste Sourcilleux, le Petit Prince, le Tonitruant Romantique et la Blonde Non-Voilée. Le Pauvre Petit Canard n’était pas invité à ce congrès secret, ainsi tourne la roue de la vie — mais qui pourrait croire aux fables d’un Persan ?
Ils ne se disaient rien, ils étaient fatigués, il n’y eut nulle tractation, même muette. Rien qu’un long silence qui racontait leur angoisse à quatre jours du premier tour de cette élection présidentielle où ils se risquaient. Et leur angoisse reflétait celle de la France, celle de l’Europe, et laissait miroiter dans la pénombre leur propre incertitude, qui n’était plus parée des feux de l’optimisme que leur rôle de héros nécessitait.
Sans doute pensaient-ils aux haines qui divisaient ce pays, que pourtant ils envisageaient de rassembler : les villes contre les campagnes, les chômeurs contre les travailleurs, les investisseurs contre les démunis, les bas salaires contre les hauts salaires, les jeunes contre les vieux, et tous ceux que j’oublie contre tous les autres. Or, aucun de ces clans, aucune de ces catégories, aucun de ces fragments d’un État soi-disant uni, dans la contrainte, l’inégalité et la rancœur, ne se demandait : qu’ai-je à gagner avec cette élection ? Non, chaque groupe, au contraire, se demandait : qu’ai-je à perdre sur mon pouvoir d’achat, sur ma sécurité, sur mes impôts, sur mes placements en bourse, sur mes revendications, sur ma retraite ? Et les réponses étaient différentes, selon les intérêts divergents.
Voilà ce à quoi songeaient les derniers concurrents, assis autour de cette table où la bougie se consumait, ruminant dans leur tête les évidentes réflexions des citoyens qui allaient voter. Ils se séparèrent sans avoir dit un mot, le jour se leva, je regagnai ma chambre sur mes pattes de velours.
Mais je connaissais maintenant l’idée indicible des possibles futurs présidents : hélas, persuadés d’y perdre forcement des plumes, les électeurs vont voter pour des candidats dont ils ne veulent pas !
Me réveillant sur cette amère prémonition, je compris que j’arrêterai — ô Téhéran — de te narrer le fin fond des désillusions. (À suivre, cependant ?)
Vilaines Pensées 136 :
Lettres persanes, VIII
V