blog de François Coupry

Vilaines Pensées 140 :
Ceci n’est pas un rêve

V

Depuis des années, sans doute des siècles, je suis paralysé sur un fauteuil qui ne roule pas. Mais c’est le monde qui bouge : chaque jour, mes chers infirmiers modifient les décors, le paysage, en faisant glisser des panneaux peints derrière ma fenêtre. Ainsi, je voyage beaucoup plus qu’un touriste ingambe, tantôt je suis au bord d’une forêt, tantôt en haut d’une vaste cité d’immeubles, tantôt devant la mer bleue, et tantôt il neige.

L’autre jour, je suis allé en France, au palais de l’Élysée. Derrière la fenêtre, les images ont glissé, des arbres ont défilé, puis ce fut un hall d’aéroport, puis des hublots d’avion avec vue sur le ciel, enfin ce fut Paris admiré à travers les vitres d’une voiture, des motos de police, comme en un film, m’entouraient de bruits de sirènes, mon cœur battait, j’étais heureux.

Alors, autour de moi paralysé depuis des années ou des siècles sur ce fauteuil, mes chers infirmiers ont installé le décor d’une grande salle avec des tentures, des plafonds dorés, des lustres étincelants, ils ont transporté et disposé près de moi des gens bien habillés, j’ai évité de penser qu’il ne s’agissait que de photographies collées sur des planches de bois découpées, mon cœur battait, un immense bonheur pétillait sur ma peau, j’ai entendu que l’on me présentait : « Monsieur le Président de la République ».

J’ai évité de reconnaître la voix de l’un de mes chers infirmiers. Les gens, femmes et hommes, s’inclinaient devant moi, je n’ai pas voulu penser que leurs mains étaient de bois, elles me semblaient au contraire charnues, douces, aimables et respectueuses. On entendit la Marseillaise.

Puis, après m’avoir nourri, vidé et lavé, on m’a installé dans un bureau, on m’a donné des décrets à signer, que mes mains inertes ne pouvaient parapher, et je me suis dit, en un éclair de lucidité, que bientôt enfin je me retrouverai dans ma chambre d’hôpital devant la petite fenêtre, mais non, non, inutile d’être lucide, les panneaux, les décors, de nouveau ont roulé, on a changé les meubles de place, je me suis retrouvé à Berlin devant une gracieuse dame allemande, alors j’ai saisi que j’étais dans la réalité : l’humanité s’est détruite, ne restent plus qu’un infirme et quatre vieux infirmiers qui continuent obstinément, à force de décors, de films trafiqués, de mannequins, de voix enregistrées, à recréer l’illusion de la vie.

Mais pourquoi ? Je le comprends maintenant, grâce aux informations qui depuis des jours défilent sur des écrans devant moi : en épurant les dettes, en diminuant massivement le chômage, en réconciliant les cultures, j’ai réussi à sauver l’Image de l’humanité dans le cosmos. Du moins, je le crois. Mais quand mes infirmiers seront morts, y croirai-je encore ?

 

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