Des théologiens pensent que la force d’un Dieu réside dans sa faculté à, peut-être, ne pas vraiment exister. Le cas de Johan le Bègue nous éclaire sur cette subtilité vertigineuse.
Il était une fois un jardin qui dépérissait, les ronces pavaient les chemins, les rosiers piquaient du nez. Pourtant les jardiniers étaient nombreux, et bien rémunérés par le propriétaire, un riche excentrique qui vivait à l’autre bout de la terre. Pour se motiver, ils décidèrent d’élire parmi eux un chef, qui logerait dans le petit château tarabiscoté au cœur de ce jardin.
Chaque jardinier exposa son plan de désherbage et de plantation, mais tous avec tant de périphrases que l’on se perdit dans les méandres. Seul Johan le Bègue s’exprima bien. Son nom l’indique : il évita les paroles, ne put que peindre des images qui concrétisaient ses desseins.
Il fut donc élu Président de la république de ce jardin. Mais, dès le jour où, en grande pompe et sous les trompettes, il prit possession du petit château tarabiscoté, il ferma portes et fenêtres, ne réapparut point, laissant toutefois, en évidence sur un banc, ses beaux dessins.
D’abord le peuple des jardiniers se fâcha, critiqua l’affront de l’élu. Puis, s’apercevant qu’ils étaient toujours rétribués, et que les fiches de paye provenaient maintenant directement du château fermé, nos jardiniers, et même les jardinières plus virulentes, en conclurent que leur chef était toujours là, et qu’il se comportait seulement tel un Zeus distant.
Alors, ils décidèrent, non pas d’obéir, mais de prendre pour modèles les images laissées par Johan le Bègue, comme s’ils les avaient eux-mêmes dessinées, réalisant une merveille de massifs d’hortensias, de pivoines, de glaïeuls, des parterres de myosotis sous des voûtes de glycines, tout ce dont le Président avait rêvé, qu’il avait en réalité imposé, et que son peuple plantait, cultivait, dans l’allégresse et l’ivresse de la liberté.
Lorsque K., engagé par les jardiniers en tant qu’arpenteur pour mieux évaluer leur propriété, entra sans problème dans le petit château tarabiscoté, il en sortit bientôt en disant que ce lieu magique était vide.
Il mentit : il avait trouvé à l’intérieur Johan le Bègue, gérant les instructions bancaires d’un milliardaire international qui aimait les mimosas, les rhododendrons et les arums. Il mentit, sinon les jardiniers, et même les jardinières plus malignes, n’auraient plus loué la mémoire de leur roi adoré, et ne se croiraient plus maîtres et souverains.
Vilaines Pensées 144 :
Le château du jardinier
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