blog de François Coupry

Vilaines Pensées 148 :
Temps humain et balle de révolver

V

Il va sans dire que les balles de révolver, telles les souris par exemple, peuvent penser et raconter. Et je suis une balle de révolver.
Dans le bar de Big Joë, je suis sortie, en pétarade, du canon de l’arme de John Wing, afin d’atteindre le front visé de William Carlong.
Mais ce qui, sans doute, nous différencie des humains, nous les balles, c’est le sentiment de la lenteur du temps : de notre point de vue, nous allons très doucement ; quand, peut-être, pour un œil humain, entre le moment où nous quittons le canon et celui où nous atteignons notre but, il ne se passe rien d’autre qu’une impression instantanée.
Ainsi, dans le cas présent, ayant été tirée, j’ai le temps, sur ce trajet jusqu’au crâne de William Carlong et sur une assez longue durée, d’admirer les bouteilles d’alcool alignées derrière le bar, le réflexe des consommateurs de baisser la tête, et l’air ahuri de l’avocat Golding, l’ami de ce John Wing qui possédait le révolver d’où je suis partie.
Or, curieusement, en cette circonstance, en ce bar de Big Joë, j’eus le loisir de me rendre compte que, parfois, le temps humain pouvait se dilater autant que le nôtre, balles de révolver : car, entre le moment où je sortais du canon et l’instant où je perçai le crâne de William Carlong, l’avocat Golding eut le temps de passer un long coup de téléphone…
Il voulait trouver une raison, une cause, au geste criminel de son ami John Wing, ce tireur qui tenait le révolver d’où j’étais partie : c’est une manie de l’humanité de chercher des motivations à ses gestes ; même quand le geste est irrémédiable, ce qui était le cas. Ainsi, l’avocat Golding, avant que je tue, troue le crâne, en cette temporalité étirée que nous partagions, supplia au téléphone la femme de John Wing de mentir et d’admettre qu’elle avait succombé à une liaison charnelle avec William Carlong, ce qui expliquerait le coup de feu vengeur dont j’étais la balle.
Le présumé amant, ce pauvre William Carlong, étant presque déjà mort, la femme du tireur accepta de mentir, si bien qu’au procès l’assassin John Wing obtint la clémence des juges ; et la grâce pour un crime passionnel.
Quant à moi, je m’ennuyais longtemps dans la boite crânienne enterrée de William Carlong, encore plus longtemps que je m’étais ennuyée en une boîte dans la poche de John Wing : ainsi est la vie des balles de révolver.

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