M. Piano s’aperçut que son pied gauche n’obéissait plus au gouvernement de sa cervelle, s’agitait tout seul, perturbait l’équilibre de sa marche, donnait de grands coups désordonnés aux poubelles.
Cette situation désagréable risquant de venir métaphorique, notre Piano installa des micros devant la porte de sa maison et convoqua la presse. Personne ne vint, bien sûr, mais il fit un discours :
« Non ! Si l’un de mes pieds réclame son indépendance, cela n’a aucun rapport avec le désir d’autonomie de certaines régions d’Europe, par exemple la Catalogne en Espagne, je vous interdis un tel amalgame ! »
Ne s’adressant à personne, cette précaution théorique et narcissique n’eut nul écho, mais si M. Piano fut ridicule ses ennuis ne s’arrêtèrent pas là.
Car, dès le lendemain, il prit conscience que des troupes armées, disons des terminaisons nerveuses venues de la totalité de son corps, se dirigeaient vers son pied gauche, tabassaient les cellules qui rêvaient de liberté, si bien que son pied anarchique se remit à obéir à l’harmonie soi-disant normale des injonctions et des volontés de cet honnête humain.
Mais, dès le surlendemain, comme pour protester contre la mainmise d’un pouvoir central et dictatorial, ce fut la main droite de M. Piano, pourtant si féministe, qui gifla une joue de Mme Piano, ce qui occasionna la scène que l’on imagine. Et puis ce furent les coudes et les genoux de M. Piano qui désobéirent, écartant brutalement les bustes et infligeant des chocs violents aux ventres ahuris des passants qu’il croisait, jusqu’au moment où sa tête, le prétendu Pouvoir Central, échappa à son propre contrôle, cognant directement le front d’un agent de police, ce qui aussitôt alerta les populations, les télévisions et les réseaux sociaux.
Ainsi, avant d’être conduit en prison, quand M. Piano refit une conférence de presse, la foule fut innombrable.
« Ah ! Mes amis, dit-il, je me suis trompé, mon corps n’est qu’une représentation du monde, sinon une métaphore : les États sont composés de groupes disparates, économiquement et culturellement rivaux, de classes et de cultures qui se haïssent, se combattent, des identités incompatibles, et les cohérences des Nations ne sont que des illusions qui vont exploser ! »
Après cette confession, comme par magie ou comme après psychanalyse, le corps de M. Piano redevint apparemment harmonieux et cohérent, mais pour se venger de sa redoutable conscience de la réalité on le mit quelques temps en asile psychiatrique, et Mme Piano lui dit : « Décidément, tu ne peux pas t’empêcher de faire l’intéressant ! »
Vilaines Pensées 157 :
L’identité du pied ou du genou
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