Lorsqu’elle sortit du ventre de sa mère en Amérique du Nord, Leonora O’Connell s’adressa à cette bonne femme d’un ton sec :
— Madame, je ne vous remercie pas. Vous m’avez fait naître dans une maison humble qui sent la soupe, sans me demander mon avis. De quel crime suis-je coupable, pour connaître en ma vie la médiocrité ? Sinon subir ce fameux péché originel qui aurait affecté toute l’humanité, qui nous obligerait au travail ou au pauvre chômage, et dont votre époux le pasteur O’Connell nous rebat les oreilles chaque dimanche ? J’ai l’honneur de vous dire que, moi, je suis innocente.
Abasourdie de voir son bébé disserter dès sa naissance, la mère mourut, et le père, chaviré, se sentant responsable, se mit à genoux :
— Pardonne-moi, mon enfant ! fit-il.
— Qu’ai-je à te pardonner ? Je ne connais pas le Bien et le Mal.
Non coupable, Leonora se sentit investie d’une chance merveilleuse.
À l’école, où elle réussissait sans travailler, elle accumula de l’argent en gagnant des billes, des agates qu’elle revendait à des collectionneurs. Avec ce pécule, dès sa majorité, quittant sa maison qui sentait la soupe, elle se mit à jouer au casino. Inutile de dire que, se sentant insouciante, et donc sans éprouver ces angoisses ou ces doutes qui font parfois déraper les intuitions des joueurs ordinaires, sereine elle gagnait à tous les coups.
Elle connut une vie richissime, pleine d’amants, de champagne et d’hôtels aux bords des lacs italiens, elle fut bienheureuse, sans ressentir les drames des regrets. Mais son père la suivait sans cesse, bêlait : Pardonne-moi ! Elle ne répondait plus, parfois lui jetait un pourboire.
Les établissements de jeu du monde entier s’affolèrent de cette dame qui gagnait toujours, au point de lui interdire l’entrée : alors, elle dût souvent changer de nom, puis se faire opérer, changer de visage, jusqu’à modifier ses empreintes digitales. Et jusqu’à avoir recours à la transformation la plus radicale. Et décider d’enfin pardonner à ce père qui l’agaçait.
Mais le père, dans un palace vertical de Chine, ne comprit pas pourquoi un monsieur barbu et inconnu lui disait soudain :
— Bon, je te pardonne.
Et Leonora, ayant fait l’erreur de pardonner et donc d’admettre la possibilité d’une faute, du Bien et du Mal, se rangea dans l’ordre des remords coupables de l’espèce humaine : elle perdit au jeu, brisa son verre de champagne, mourut tout à coup comme n’importe qui.
Vilaines Pensées 158 :
Non coupable !
V