Avant-hier, à Buenos Aires, dans une bâtisse architecturée par les Jésuites, où des colonnes rehaussent des voûtes mauves et ibériques, Mario Marquez Iriguate, à peine ivre, se confessa délicatement à moi :
« J’ai une maîtresse extraordinaire, elle me dit être pleine de tiroirs, dans sa cervelle, ses seins, son ventre, son pubis, ses genoux. En ces tiroirs, reposeraient ses rêves, ses parents, ses livres et films préférés, ses maladies, ses comptes en banque entre ses doigts de pied. Elle me dit que, parfois, le soir, avant de se coucher, elle ouvre ses tiroirs, mais à moi, jamais, elle n’a permis de les tirer, si bien que je n’ai jamais touché sa tête, ni ses seins, ni son bas-ventre, ni ses jambes, et pourtant je suis son plus bel amant, je l’aime, mais faut-il avouer que je ne songe qu’à ses tiroirs ? »
Et je me réjouissais avec lui de cette métaphore de l’être humain, ce fantasme d’un corps à tiroirs secrets, comme dans les meubles d’autrefois.
Mais hier, Mario Marquez Iriguate, qui porte toujours chemise repassée et cheveux gominés, me téléphona, je sentis que sa chemise se gondolait, que ses cheveux dégoulinaient : sa maîtresse venait d’être cambriolée !
Aussitôt je me rendis calle de los Dios, le cœur noué : devant la villa des voitures de police illuminaient de rouge le quartier coquet, un commissaire soutenait Mario. Sur les marbres du couloir qui conduisait à la chambre, étaient renversées des dizaines de tiroirs, d’où sortaient des figurines de personnages universels, Œdipe, Bouddha, Dracula, des images plus personnelles de bains de mer, de morts avec moustaches, ombrelles et robes d’antan, des photocopies d’un acte de naissance, des rubans, des lettres, des souvenirs de Paris, des radioscopies, des liasses de comptes en banque, toute la vie de la maîtresse de mon ami qui, elle, reposait dans sa chambre sur ses draps de soie, le corps partout troué d’énormes béances sanglantes à la place des tiroirs arrachés, qui n’étaient point métaphores !
Tandis que le commissaire accusait Mario Marquez Iriguate d’avoir dépecé la dame, en hurlant je fuyais sur l’avenue, serrant de tous mes bras mon corps, pour empêcher mes propres tiroirs de sortir d’eux-mêmes de leurs emplacements, de révéler à la rue mon histoire…
Vilaines Pensées 160 :
L’imaginaire précède l’existence
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