Nous l’avons tous éprouvé, rien n’est plus fatiguant qu’un jardin : il faut se baisser, bêcher, ratisser, planter, arroser, mais dès que l’on a enfin taillé un ensemble correct, les splendides roses se fanent, les herbes repoussent, les feuilles tombent, il faut recommencer, la nature est épouvantable.
Et rares, éphémères, sont les moments où le jardin est parfait, lumineux de couleurs, d’harmonie, de fraîcheur. Mais, comme par hasard, personne ne visite alors votre jardin, les amis n’arrivent que lorsque les pétales des fleurs des cerisiers s’envolent aux vents, on est déçu.
Près de Shanghai, le jardinier Yu Ti en avait assez de cette précarité, de cette beauté qui ne durait jamais, et de devoir toujours recommencer sans gagner sa vie. Si bien qu’il décida de remplacer les herbes, les fleurs, les arbres par des végétaux artificiels, composés d’éléments chimiques concoctés par les sciences des matières et des atomes.
Les mimosas en plastique, les saules en métal, la somptuosité savante de ce jardin, l’équilibre des couleurs factices, du jaune pâle au rouge sanglant, et de nombreux moineaux mécaniques qui chantaient régulièrement attirèrent les foules : en toutes saisons, ce fut le même spectacle, reposant, délicieux, rien ne changeait : Yu Ti fit fortune.
Mais, au bout de quelques années de gloire, il s’aperçut que ces objets artificiels prenaient le même chemin que ces choses vivantes qu’ils représentaient. Et qu’ils se mettaient à recréer une nature épouvantable. Les fleurs en papier peint se flétrissaient, se fissuraient, tombaient, les arbres de fer rouillaient et se forgeaient d’eux-mêmes des excroissances, devenaient des forêts, il fallait tondre les herbes d’acier qui poussaient comme du chiendent, et voilà que les oiseaux mécaniques pondaient des oeufs d’où sortaient de mignons oisillons, artificiels ou naturels, on ne savait plus.
Et quand maintenant les visiteurs venaient, ils trouvaient un jardin qui changeait sans cesse comme autrefois, ce n’était plus une oeuvre d’art immortelle, rien qu’un fouillis précaire, négligeable : Yu Ti fit faillite.
Il se sentit mal dans ses organes, alla voir un médecin qui l’ausculta, s’étonna, lui dit : « Je ne sais si vous êtes né ainsi, et qui sont vos géniteurs. L’intérieur de votre corps n’est aujourd’hui composé que de fils électriques et de machines numériques. Vous m’impressionnez, je vous admire, vous êtes un être au delà de la nature humaine, un super héros, c’est magnifique, mais je ne peux pas vous promettre l’immortalité. »
Vilaines Pensées 182 : L’artificiel, le naturel et le jardinier
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