Épuisé d’écouter des experts analyser, minute après minute, sur les chaînes d’information sempiternelle, la couleur des gilets de vieux râleurs, M. Piano se rendit en Chine, avec sa famille, son épouse, sa fille, son petit-fils, à l’invitation de l’aigle de Xi Jinping. Et cet aigle, aux yeux verts et immobiles qui perçaient les autres regards, leur dit :
« Bienvenue à la famille Fenouillard moderne, dont l’emblématique parapluie est remplacé par un téléphone portable. Vous vous trouvez devant l’aigle de Xi, mais sachez qu’il y a encore deux mois j’étais un humain, et informaticien. J’ai préféré devenir oiseau, issu des grandes civilisations des dinosaures, fuyant l’arrogance de la culture. Pourquoi ? »
Effarée, la famille Piano chercha en vain la réponse. Que leur donna l’aigle, en ce palais chinois orné de tentures rouges :
« Parce que j’étais fatigué des soucis de ces singes soi-disant intelligents. Depuis des siècles, ils veulent devenir justes, bons, équitables. Mais chaque individu veut gagner plus d’argent, acquérir la reconnaissance et la gloire, tout en demeurant égal aux autres et redistribuant honnêtement les richesses, sans saisir que ces aspirations sont impossibles à harmoniser. D’où, depuis des siècles, des désirs avortés, des désespoirs, des guerres.
« Oui, la bonté humaine n’engendre que la méchanceté, n’aboutit qu’à la bêtise : j’en ai eu assez, je suis remonté, ou descendu, à la brutalité assumée et sereine d’un ordre ancestral où règne l’inégalité, où l’on ne s’angoisse point de tuer l’autre pour exister, où l’on sait qu’il y a des faibles et des forts sans se torturer avec la morale ou la culpabilité. J’ai dit adieu à l’affreuse et hypocrite bonté humaine. La preuve : »
Et il s’élança, l’aigle de Xi, par la fenêtre, vola entre les montagnes, saisit un bébé mouton, déchira des lambeaux de chair, revint en crachant.
« Hélas, vomissait-il, mon origine civilisée ne s’efface pas, je suis maudit, je déteste la viande crue, ne le racontez à personne, c’est bête pour un aigle, je n’aime que le risotto aux asperges, malheur à moi ! »
— Non ! hurla M. Piano, voyant sa chère et compatissante Mme Piano se précipiter : non, tu ne vas pas lui cuisiner un risotto, non… (A suivre.)
Vilaines Pensées 194 : L’aigle de Xi (1)
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