blog de François Coupry

Vilaines Pensées 217 : Malheureux Faust (4)

V

Et voilà : après des aventures invraisemblables, déjà racontées et donc vraies, à soixante-dix ans je me retrouvais âgé de vingt ans, et je partis en vacances de Rome à Pékin, de Moscou à Boston, en compagnie de Clavecin, le petit-fils de mon ami et contemporain Piano.
Nous n’eûmes aucun souci d’argent. Et pourtant nous partîmes sans un sou en poche. Or, nous trouvâmes des sous partout, et point seulement, comme je le croyais, grâce à de petits métiers occasionnels, mais surtout dans les poches des ivrognes et des morts, ou dans les caniveaux, ou dans des portefeuilles tombés des balcons. On est pauvre quand on s’échine à travailler, ou bien à créer des emplois pour occuper l’esprit de ceux qui ne sont pas innocents, au contraire de Clavecin et moi qui rigolions, riches.
Et, bien sûr, nous nous transformions sans cesse, changeant de sexe ou de genre, prenant des habits trouvés avec les liasses de billets dans les poubelles, des jeans troués et des polos délavés de banquiers ou de députées en goguette, ce qui augmentait notre puissance, notre prestance, encourageait quelques donateurs, la vie est un jeu, la jolie folie du cosmos.
Mais, petit à petit, en cette insouciance, les voyages de civilisations en civilisations cristallisèrent en moi le sentiment d’une incompréhension radicale, nous n’avions pas la même langue, pas la même culture, nous étions tous étrangers, et surtout on ne voyait que de la haine entre nous, y compris entre nos jeunes générations, contrairement à une idée reçue qui sublime la communion et l’ouverture d’esprit de la jeunesse.
Et soudain je compris que notre inconscience, notre légèreté financière et ce culot de fainéant n’étaient qu’un masque de comédie. Un masque pour échapper à cette terrible réalité : le tout prochain anéantissement de l’humanité, brulée par des réchauffements qu’elle a exacerbés, déstabilisée par les révoltes des animaux qu’elle a voulu maîtriser ou détruire.
Cette soudaine lucidité, je ne l’ai plus supportée. Il me fallait devenir sénile pour accepter ce futur cataclysme. Car le gâtisme est le point culminant de la sagesse. Et je fis enfin l’ultime tentative pour retrouver ma tendre vieillesse, me laver du passé et du futur.
Je me suis jeté dans un fleuve, par une nuit laiteuse, et nous, les eaux, chaque goutte aidant chaque goutte, nous avons rejeté sur la berge le corps de ce vivant de soixante-dix ans qui se demandait, hébété, qui il était.

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