Ce climat de catastrophes, de dérision, de paradoxes et d’amusement incita M. Piano à creuser son thème favori d’un renversement des valeurs et à lancer un concept qui choqua les intelligences : le marxisme de droite.
Ce qui parut d’abord comme un puéril oxymore fut difficile à saisir, et de nombreuses exégèses fleurirent. En simplifiant, on peut résumer ainsi la thèse : partant de la prégnance de l’économie et de la lutte des classes, on constaterait bientôt que les échecs de la bourgeoisie démocratique et d’un prolétariat sauveur de l’Histoire conduiraient au retour politique d’une aristocratie, d’un système hiérarchique et inégalitaire, méprisant les intérêts financiers et les compétitions acharnées entre individus.
Cette thèse, apparemment rétrograde, scandalisa, elle niait le progrès, un devenir linéaire de l’humanité, même si elle fut considérée comme révolutionnaire par quelques écologistes qui y voyaient une harmonie retrouvée, et l’ami Piano fut chassé du paradis des penseurs compétents, rejeté des universités scolaires où il enseignait, et dut se réfugier au Mont Athos, affligé que l’on puisse ridiculiser ses idées en les divinisant.
Mme Piano vécut également fort mal cet opprobre, d’autant plus qu’un autre fardeau lui tomba sur les épaules. Son petit-fils, Clavecin, persévérait dans ses excentricités : il perdait ses membres en voyageant de par le monde, et la pauvre grand-mère recevait des messages urgents pour aller chercher un bras oublié à Bangkok, une jambe à New York, une rate et un foie à Mexico, et même une tête à Ottawa. Au delà de toute logique médicale traditionnelle, Mme Piano parvenait à recoller les bouts éparpillés de son petit-fils, mais elle en eut vite assez de courir partout, de sans cesse être l’infirmière d’un monstre incohérent, émietté, trop divin.
Entre un mutant de l’esprit et un mutant du corps, Mme Piano renonça à ces fantaisies, rejeta cet univers masculin et onirique, qui ne pourrait avoir un avenir concret. Elle s’engagea vers une option bien plus sage et correcte : un féminisme militant et ardent.
Bref, la famille Piano pétait le feu, s’éclatait au milieu d’un cosmos tout aussi délirant, mais les choses iront mieux pour Noël, promis.
Vilaines Pensées 220 : Des nouvelles des Piano
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