blog de François Coupry

VILAINES PENSÉES D’UNE HUMANITÉ ENFERMÉE – I (1)

V

Évidemment, personne ne me croira, et toute ressemblance avec des événements réels sera déclarée fortuite : depuis la fin de l’hiver, les trois quarts des êtres humains vivent cloitrés dans leur maison, seuls ou en famille, ne peuvent en sortir, voir leurs congénères, sinon les croiser de loin avec parcimonie, précaution. Car un virus crochu et mondial se balade dans l’air, est avalé, s’accroche aux poumons, on étouffe, on meurt vite. Une pandémie, comme l’humanité en a connu des centaines depuis qu’elle s’est majestueusement installée sur la Terre. Mais pour la première fois, on est universellement informé, heure par heure, de ce drame banal, par les Princes et les Messagers des divers Empires terrestres. (2) A Kraoust, au sud du Nord, sous un ciel violet où planent des vautours à la place des avions aujourd’hui cloués au sol, une longue plaine et des maisons de bois, personne sur les chemins, on reste confiné chez soi. Chaque jour une charrette de commerçant s’annonce au loin, avec une trompe pour avertir, et bientôt on sort un à un de nos maisons pour acheter des légumes, du poisson séché, on agite une crécelle pour se signaler, éviter de rencontrer d’autres clients, on paye avec des cartes de crédit tendues à bout de bras. Car chacun peut transmettre le mal, rien qu’en respirant, en postillonnant, en étant trop proche. On revient vite chez soi, où les enfants enfermés, énervés, se battent en se lançant leurs téléphones portables. Le Mal, la mort, c’est le souffle de l’autre, notre prochain, cet ennemi. Rien qu’avec son haleine, l’autre va projeter en l’air ce virus qui pénétrera dans nos bouches, nos nez, on risque fort d’y succomber. On raconte même que certains, dehors, veulent vous contraindre, vous voler, vous léser, rien qu’en vous menaçant d’expectorer violemment vers votre visage. Pourtant, autrefois, avant cette catastrophe, le souffle représentait la vie, le partage, la création, comme Dieu qui donnerait l’Existence avec son Souffle, une espérance, un élan, un essor. Aujourd’hui, on s’enferme, on se bouche les narines, pour se garder des respirations étrangères. (3) Aux temps des Grandes Pestes, mais plus personne aujourd’hui ne se souvient des Grandes Pestes, les aigles s’en donnaient à coeur-joie de voler au plus près des habitations humaines. Or, à Swatich, auprès des montagnes ocre, orgueil de l’un des grands Empires, une forêt de très hauts immeubles aux millions de fenêtres, les larges avenues sont vides, les magasins et les restaurants fermés, nul passant, nulle voiture, nul tramway, rien qu’un silence, des moutons, des canards, des ours batifolent sur les trottoirs, et voilà que les aigles retournent voler au dessus de ce silence, étonnés de voir les humains abandonner ainsi leur puissance et leur gloire. De même que peuvent s’étonner quelques voyageurs qui circulent dans les temps passés et futurs, tel M. Piano revenu du dix-huitième siècle où il s’était réfugié, stupéfait de constater cette absence de gens au milieu de vitrines barricadées : il en conclut que toute l’humanité est morte. Identique constatation chez les extraterrestres, inquiets que nulle odeur, nuls bruits ne parviennent de cette Terre qui d’ordinaire pue de pollution, déchire le cosmos des sons malfaisants de son activité forcenée. Ils en concluent également que toute l’humanité est tout à coup morte. Erreur : un regard attentif permet d’apercevoir des millions d’êtres vivants derrière ces millions de fenêtres. Empêchés de sortir, le soir ils frappent sur des casseroles avec des couteaux pour supplier leurs geôliers de les libérer. Mais, les Barons et les Ducs des divers Empires assurent que c’est pour remercier les infirmiers qui les soignent. (4) Un regard plus attentif remarque que ces individus cloitrés, isolés même en famille, ne communiquent avec l’extérieur que par l’intermédiaire des téléphones portables et surtout d’ordinateurs, d’images numériques, de visages flous sur les écrans. Des bouches mal-filmées qui parlent comme au théâtre, de façon lointaine et outrée, distanciée, des visioconférences sans la présence de la chair, et sans, bien sûr, l’actualité du souffle, de l’odeur, ce qui fait la complicité, le goût d’un réel que l’on peut toucher. Si les extraterrestres se questionnent sur la réalité de ce monde apparemment mort, chaque individu terrestre confiné doute de la vérité de cette situation morbide, vertigineuse : on a tous l’impression de ne connaître la vie qu’en regardant des images anciennes, même lors des journaux télévisés nationaux ou internationaux, des photographies caduques d’un monde qui serait effectivement déjà inexistant, fictif. Chacun se demande s’il n’est pas un fantôme, parcourant les traces d’un passé, parvenant à exister momentanément dans le vague de l’Au-Delà. (La suite demain matin…)

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