blog de François Coupry

VILAINES PENSÉES D’UNE HUMANITÉ ENFERMÉE – V (14)

V

Au rituel des bâtons pour écarter son prochain, s’ajoute celui de la coutume orientale des masques afin d’empêcher les haleines d’aller prendre l’air. Ainsi les rues, autrefois superbement vides, sont bientôt repeuplées de multitudes de visages que l’on avait oubliés durant le temps béni du confinement, au milieu d’automobiles qui ressortent du jour au lendemain des garages ou des égouts citadins où on les avait également oubliées. Mais tous ces visages, au contraire des automobiles, sont inconnus, autant que le virus qui cause ces bouleversements : ils sont masqués, concrétisant jusqu’à la caricature la véritable passion de l’être humain, l’art de la dissimulation. Et c’est un grand plaisir, un apaisement, que d’avancer ainsi masqué, sans avoir hypocritement besoin de se composer une figure, de se maquiller la face pour paraître agréable à l’amante de son riche mari. Sur ces masques, des hautes cités verticales de fer et de verre jusqu’aux campagnes horizontales de champs et de verdure, on dessine des figures réjouies qui, justement, masquent ces vérités impensables à dévoiler : les rancœurs contre ces savants qui ont dévoilé trop vite leur puissance et leur impuissance, ces haines contre les Barons et les Polices Sanitaires des Empires, les exaspérations contre les amies, les amis, les frères, les sœurs qui ont partagé durant trop de semaines l’impossibilité de se séparer. Des peuples opposés s’égaient dans la jeu de la dissimulation obligatoire. A noter que cette obligation commune du voile bouleverse aussi les coutumes des religions qui n’en réservent le port qu’aux femmes. 15) Afin de ne point se toucher, de ne se croiser qu’à distance, pour conserver le nécessaire éloignement des souffles, en plus des bâtons et des voiles, la circulation des humains, dans les villes, les campagnes, les plages, les bords de mer, devient un chemin fléché, avec de nouvelles règles, inscrites sur les sols, peintes sur les trottoirs, les couloirs des bureaux. Quand M. Piano, qui avait un temps cru que l’humanité n’existait plus, revient de nouveau du dix-huitième siècle, il est encore abasourdi : des êtres vivants sans visage attendent des heures à distance de bâton en d’innombrables files devant les supermarchés, s’évitent en de complexes et longues trajectoires, certains vont en diagonale, d’autres en ligne droite, certains sautent deux cases, suivant les indications, d’autres vont trois cases à droite, une case à gauche, et tout est très lent. « Ah, se dit Piano, la civilisation humaine est devenue, en ce début du vingt-et-unième siècle, un gigantesque jeu d’échec, elle s’amuse, ne sait plus rien faire d’autre. »(16) Depuis deux mois, l’économie mondiale est arrêtée. C’est la réalité. Faut-il rire, se moquer de la réalité ? Ou bien continuer à pleurer ? Bien sûr, sur ce mondial échiquier, les Rois, les Reines, les Tours, les Fous et les pauvres Pions n’ont pas les mêmes soucis, les inégalités se subliment. Toutes et tous déconfinés, il y a ceux qui ne peuvent faire autrement que de reprendre le travail, et ceux qui peuvent encore se payer le luxe de prolonger la pause tout en sachant qu’il va falloir bientôt repenser à l’économie, à l’argent, aux finances. Mais chacun, derrière les lumineux sourires peints sur les masques, est triste, se demande : à quoi ça sert de fabriquer à tour de bras, de s’activer tant, de se démener pour conquérir des marchés, de supporter l’horreur des transports en commun, de gagner de l’argent avec comme unique horizon cette mort dont on a connu l’hideuse proximité, même dans la perspective des possibles réanimations, ces sursis dont il faut absolument être fier ? Et chacun se met à mépriser en secret le monde normal. Ce monde d’antan avec ces ordinateurs que l’on ne peut plus voir en peinture, ces images fausses dont on s’est abreuvé durant de longs mois, ces téléphones portables qui maintenant nous débectent et dont même les enfants de Kraoust ne s’amusent plus en se les lançant dessus. Un renoncement pèse sur les singes pensants, on s’est tant lavé les mains par hygiène que l’on devient sale, on se laisse pousser les cheveux comme les herbes des jardins. Et nous saute à la gorge le goût de la catastrophe, qui anima souvent l’humanité. Faillite des États, des Gouvernements, des Empires : quand il n’y aura plus d’argent en circulation, il ne nous restera plus qu’à rire de nous mêmes, ricane-t-on sous ces masques qui sourient. Et l’on rêve à de perpétuelles nouvelles vacances sur les plages. (Suite et fin demain matin…)

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