De Laputa à Lilliput, de la Syldavie à la Cacanie, et jusqu’au pays des Houyhnhnms, ce monde est devenu non seulement un ballet, un jeu, mais aussi une eau trouble où, pour éviter de boire la tasse, de respirer le coquin virus, on se déplace lentement dans des scaphandres qui protègent la tête sous des casques lunaires, les mains sous des gants, le buste et les jambes sous des combinaisons blanches et hermétiques. Il est maintenant impensable de se montrer nu à un inconnu, de s’aimer physiquement, même avec une archaïque capote. Et jouir est compliqué : on invente ainsi des cabines de plaisir où chacun est séparé du méchant mais désirable autrui par une paroi transparente, aseptisée, protégeant de tout souffle, pour se toucher soi-même en admirant la nudité, l’offrande du partenaire. Et faire un enfant serait encore plus compliqué. Il faudrait envoyer son sperme par document joint sur courriel, que l’épouse ou la compagne matérialiserait grâce à une application adéquate, afin de se l’injecter dans les organes intimes, jouissant peut-être. Jusqu’à quand tiendra le respect de ces nouvelles lois salutaires ? (18) Ne pouvant s’aimer qu’à distance, dans la détestation de l’autre que ces normes exacerbent, les amours deviennent courtoises, platoniques. Et de même que l’on ne peut manger dans les restaurants que blotti dans des cages de verre nous isolant des autres convives, de même n’est-il point envisageable de représenter sur une scène de théâtre des amants qui se serrent dans les bras, qui se baisent sur la bouche : Roméo et Juliette, à distance, respectant à la lettre les barrières sanitaires, se parlent, l’un côté cour, l’autre côté jardin, en de longs monologues devant une salle vide. Mais il apparait rapidement, dans la surenchère affolée des sciences et de la médecine, que les mots, la parole, sont également des souffles mortels. Et l’on se tait totalement aujourd’hui, pourtant déconfiné l’on demeure prisonnier d’une absence : l’abstinence du verbe et de la chair. Et voilà que les animaux vont se moquer terriblement de l’être humain qui, en si peu de temps, a perdu l’ultime supériorité dont il se targuait, le pouvoir de discourir. Et pour mieux manifester leur ironie, ce sont eux, les animaux, qui vont permettre aux restaurants d’ouvrir normalement, sans précaution : bientôt, dans toutes les grandes cités des Empires, des rats, des chats, des aigles, des éléphants, des ours, des girafes, des lions, des baleines, des cerfs, des puces, des chevaux, des serpents, et j’en passe, et j’en passe, vont s’attabler dans les tavernes, les brasseries, les estaminets étoilés, pour réclamer, à la grande joie des maîtres et maîtresses d’hôtel qui voient remonter la courbe de leur chiffre d’affaire, des choucroutes, des couscous, des paellas, des riz cantonais, des bœufs bourguignons, des gambas au massala, des sushis, des esturgeons à la banane, et j’en passe, et j’en passe, mangeant les uns sur les autres en se tapant sur les poils ou les nageoires, s’embrassant, bref l’animale convivialité que quelques philosophes regardent, envieux derrière les barrières sociales. (19) Évidement, personne ne nous croira. D’autant plus qu’une traduction de nos propos est impossible, prêtera à d’innombrables méprises. Mais nous tenons à nous expliquer, même en choquant les esprits fragiles.Nous les nouveaux coronavirus, que d’éminents chercheurs ont baptisés de noms idiots, nous n’avions aucun plan préétabli pour anéantir l’humanité, nous n’obéissions à aucun complot, ni projet d’envergue, comme certains confrères purent les organiser en des épidémies antérieures qui firent le ménage en d’autres siècles. Nous nous sommes dits, en notre pensée collective, que nous avions quelques atouts, un accès privilégié aux cellules des poumons, une rapidité d’action, une faculté à nous répandre dans les voyages et les circulations humaines de plus en plus développés, quelques bonnes cartes dans nos jeux, pour expérimenter de nouvelles stratégies. En aucun cas, nous n’avions songé que nos essais puissent autant bouleverser l’Histoire de ces singes pensants qui aujourd’hui redécouvrent d’infantiles trottinettes, les joies antiques des vélocipèdes, ou qui s’étonnent, avec une incroyable candeur, que les diverses cultures et ethnies des Empires n’aient pas réagi de façon semblable à nos facéties. Oui, ce n’était qu’un amusement élaboré durant une période d’inactivité, une décision prise à la hâte, et aucun parmi nous n’a envisagé les conséquences engendrées par ce qui ne fut, au départ, qu’une plaisanterie.
VILAINES PENSÉES D’UNE HUMANITÉ ENFERMÉE – FIN (17)
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