blog de François Coupry

Vilaines pensées 255 : Une humanité libérée ?

V

Réfugié au dix-huitième siècle occidental, Clavecin, le petit-fils de M. et Mme Piano, décida de se prénommer Clavecine ; et se pensa précurseur – disons plutôt précurseuse, mais de quoi exactement ? Elle accompagna ses grands-parents qui repartaient visiter le monde de la fin tragique de l’année 2020. Elle était costumée en astronaute de BD, casque transparent hermétique, tuyaux et provision d’oxygène, comme si elle voyageait vers mars ; mais personne ne rigolait. Surtout pas les Piano, inquiets de redécouvrir cet univers infesté par la covidasse. Mario Piano se taisait, Angelina Piano, l’épouse, menait les opérations en brandissant son téléphone portable, telle Mme Fenouillard, jadis, son parapluie ! On se rendait en Amérique du Nord. A Baltimore, ils suivaient les voitures qui allaient à l’Hôpital Central Régional, mêlés à la foule masquée qui néanmoins se crachait dessus en vociférant. Les charriots où s’entassaient les morts, croisaient ceux qui apportaient des malades bientôt décédés, des infirmiers costauds sautaient par-dessus des lits mobiles, immobilisés par l’embouteillage. On gueulait, on se battait, on se traitait de trumpiste – injure ou louange ? — Stop ! hurla le metteur-en-scène, on recommence, mais avec plus d’intériorité, c’est artificiel, pas réaliste, on se croirait au cirque. Les cadavres et les futurs réanimés reprirent leurs rôles, mais plus doucement, avec davantage de profondeur psychologique : du coup, on ne savait plus qui était déjà mort ou seulement en attente angoissée d’une hypothétique guérison, les producteurs de la super-série s’arrachaient les cheveux, surtout ceux qui étaient presque chauves. Les Piano fuyaient cette cacophonie sous les rires de Clavecine, M. Piano se taisait, Madame Piano, horrifiée, s’en mêla d’une voix de soprano dramatique : « Bon sang, n’y a-t-il pas ici un vrai hôpital sérieux, qui ne soit point un idiot studio de cinématographie ? » On négligea cette plaisanterie, ou cette naïveté : sur tous les écrans des téléviseurs, et socialement retransmises par les réseaux virtuels, ces scènes hospitalières passaient sans interruption. Madame Piano ne trouva aucun réel hôpital à Baltimore, ni dans les environs. La famille prit le chemin de fer pour Los Angeles. En Californie, après un long voyage où des Sioux sans cesse attaquèrent le train, mais où l’on s’aperçut que les paysages ocre, grandioses, et les indiens chamarrés, chevauchant, n’étaient que des images peintes qui défilaient en boucle le long des fenêtres des wagons, et que le convoi était donc immobile, la famille Piano débarqua – par quel miracle ? – à Los Angeles. Là, on apprit qu’un grand meeting se préparait pour les suprêmes et sublimes élections présidentielles. Toutes les firmes peaufinaient leurs interruptions publicitaires. Qui défileraient en boucle comme des Sioux. Sur un immense champ de foire, chaque candidat vibrait sur son stand. La règle du jeu était simple : les prétendants à la présidence devaient fournir la preuve qu’ils avaient eu, avaient encore, ou allaient avoir la Maladie ; mais qu’ils surmontaient l’épreuve, demeuraient dignes, vaillants tels des garçons de vache percés de flèches apaches. On les voyait tousser, trembler de fièvre, vaciller de fatigue, manger de la moutarde en croyant qu’il ne s’agissait que d’une crème fraîche allégée, tout en restant des rocs. — Mais qui va élire le futur Roi d’Amérique ? s’inquiétait Mme Piano, compatissante devant les malades. On lui répliquait en chœur : « Les médecins. C’est-à-dire le peuple, puisque chacun d’entre nous est aujourd’hui devenu spécialiste en virologie, en statistique épidémique et en immunité. C’est ça la démocratie. A bas la race des microbes ! » Et, tandis que, sur ce champ de foire, la foule aux multiples couleurs scandait : Ne votez pas pour Corona ! Clavecine, maintenant en robe courte et échancrée dansait la rumba avec un Chinois ; M. Piano se taisait. On prit un aéroplane pour retourner à l’Est, à New York. Avec prudence et sagesse, l’aéroplane qui redoutait de voler resta à rouler, tranquille, sur les routes droites. On mit dix jours pour atteindre New York, Wall street. Ce texte est peut-être le plus beau que j’ai écrit depuis la guerre de 14 : la famille Piano, Mario muet, Angela surexcitée et levant son portable telle la statue de la liberté, Clavecine aux anges, entrait en Bourse ! Toutefois, à Wall street, c’était le calme plat. Dans les vieux bâtiments vides aux colonnes archaïques, les ordinateurs vaguement modernes mais plutôt surannés fonctionnaient tout seuls, et les chiffres, les courbes, étaient en hausse, signes d’une économie florissante – mais qui achetait à tour de bras, qui faisait flamber les actions, les bénéfices ? On crut un instant que ce système possédait sa propre intelligence financière, mais un regard plus lucide nous détrompa : des milliards de souris grises, à moustaches et queues enjouées, se baladaient sur les claviers bêtement informatiques, s’amusaient, achetaient, vendaient ; folâtres elles boostaient les marchés, surtout planifiaient les richesses et la pauvreté, les gains inattendus et le chômage même pas partiel. — Au secours ! hurla Clavecine en relevant sa robe rouge déjà très courte ; s’imaginant, pauvrette, qu’elle avait peur des souris – on sortit de la Bourse afin de respirer l’air pur des rues newyorkaises. En ces rues, alignées à l’infini, encadrées de grattes-cieux, des manifestants s’indignaient, réclamaient un monde plus juste et davantage respectueux des fortunes locales et de l’environnement, mais…(La suite demain matin)

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