Mais, à mieux regarder avec des yeux de jeune lynx, l’intérêt de cette manifestation hautement politique, sinon morale, n’était point les agitations de ceux qui gueulaient, mais les frénésies de ceux qui enregistraient, et diffusaient illico sur des réseaux amicaux les images de ceux qui gueulaient. Et qui également se filmaient eux-mêmes en train de filmer et de se diffuser illico-presto ! Si bien que ce devint rapidement une bataille de plusieurs milliers de metteurs-en-scène brandissant leurs smartphones ridicules, tels des Cecil B. de Mille enfantins – ce qui est un pléonasme. Au milieu de policiers caparaçonnés comme des samouraïs invincibles, mais ici dépassés par les événements, ces réalisateurs immortels de chefs-d’oeuvre pris sur le vif se cognaient, se poussaient, se marchaient sur les pieds, s’invectivaient pour avoir le meilleur angle de vue, et saisir au vol les plans les plus prégnants, au coeur de la bousculade et des fumigènes. Evidement, la plus véhémente fut Mme Piano dont l’antique téléphone portable devint le plus meurtrier ; bien plus que, jadis, le parapluie de Mme Fenouillard. Les réseaux sociaux, et plus du tout amicaux, furent bientôt saturés, explosèrent. Les ambulances, sous le ciel limpide, n’arrivaient plus à attraper, avec des filets, les nombreux éclopés, blessés aux yeux et aux oreilles par ces redoutables appareils audio-vidéo. Comment M. Piano, bien que se taisant, eut-il la force de saisir Mme Piano, de la sortir du magma, la tirant par les bords de son chapeau à fleurs de militante acharnée ? — Fuyons ce cinéma moderne ! rugissait-elle en sautant dans le dernier bateau à aube qui descendait le Mississippi ; et, sur le pont, Clavecine, l’épaule dénudée, chantait : Love the wiegy, baan to richtf, weeh by, by ! Nous arrivâmes bientôt à la Nouvelle-Orléans, the End ? No. Car là, en Louisiane, du moins je crois, et si la géographie a encore un sens, des savants fous – peut-on être un savant pas fou, voyons ?- auraient enfin créé, en leurs éprouvettes, un vaccin contre les vilaines pensées. Non, non, je veux dire : contre la vilaine covidasse ! On courut. Oui, là, dans un chapiteau devant la mer, et devant une gigantesque foule qui dansait au son du saxo, un diable roux, ricanant, génie ou aimable plaisantin, accompagné par un énorme chat malicieux qui, de sa griffe, dégustait du caviar dans un petit bol calé sur de la glace, clama : — Nous avons, le chat et moi, trouvé le remède pour vous permettre de vivre de nouveau, en harmonie, convivialité, remerciez-nous ! La foule s’éparpilla, ne trouvant point la nouvelle passionnante, quelques tambours persévérèrent, le chat d’une voix de basse prit la parole : « Ah ! c’est dommage, un vaccin. Car ce virus en couronne de roi remettait en question les pires valeurs de notre société, la famille et le travail, qui sont les lieux de contamination les plus effroyables en plus d’être les causes d’énervements et de fatigues épouvantables. » Mais le savant fou et roux agitait la fiole fumante de son élixir devant un rideau rouge qui cachait – qui cachait quoi, en réalité ? Les lecteurs futés pouvaient croire que derrière le rideau bleu il n’y avait rien, comme d’habitude ; ils durent reconnaître leur erreur, ce comique n’étant point de répétition : le rideau vert se leva sur une usine perfectionnée où tournaient des milliards de millions de petits flacons. Mme Piano, et son chapeau à marguerites, et ses corsets, et ses jupons à froufrou bondirent dans la fabrique. Elle attrapa de ses gants de soie une seringue, la remplit du truc incolore, se piqua le haut de son bras dénudé, ne mourut point derechef. Exploit qui réveilla un vieillard-caméraman, qui se mit à tourner la manivelle de son appareil à prendre des vues animées ; la scène fut diffusée dans le monde entier et même au-delà. Angela, en noir et blanc, la seringue toujours fichée dans sa chair nue, le rire éclatant, devint immédiatement une héroïne internationale, universelle, cosmique. On ne divagua plus sur la covidasse. Le soir-même, M. Piano qui ne parlerait jamais plus, et Mme Piano qui se demandait toutefois si c’était prudent de garder cette seringue comme une banderille, repartirent au dix-huitième siècle, où ils vécurent heureux, évitant d’avoir d’autres enfants. Mais Clavecine, en Blanche-Neige, joues roses et corsage bleu, chantant qu’un jour son Prince viendrait, partit à la découverte des temps futurs. Son Prince vint, en ces temps futurs, mais ce ne fut pas moi, hélas. Ses aventures furent racontées par un autre auteur, une autrice, en 2047. TO THE HAPPY FEW
VILAINES PENSÉES 256 : Une humanité libérée ? (suite et fin)
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