Mon ami Piano, au clair de la lune je termine ce mot que je posterai pour le dix-huitième siècle dans la gueule de ton grand chien blanc, magique boite aux lettres. Ici, à San Fernando, la situation sanitaire s’aggrave. Mais on miaule dans tous les postes de télévision, et sur les réseaux hypocritement sociaux, que le monde après la pandémie – quand ? dans combien d’années ? – sera meilleur et différent du monde d’avant cette Covid ! On rêve par exemple à la fin de l’obligation de travailler, de gagner coûte que coûte de l’argent, de supporter les familles, même recomposées, on rêve à la fin de la nécessité soi-disant humaine de la sociabilité, de la convivialité, du vivre-ensemble, niaiseries que l’on supporterait par essence depuis des siècles, amen. Mais on n’ignore plus que l’on recommencera comme avant, qu’il n’y aura pas de révolution des esprits. Et la perspective d’un télé-travail généralisé n’amuse personne, parce que l’informatique ne fonctionne guère mieux que l’automobile ou l’aéronautique, et parce que passer nos journées au cinéma, devant des écrans où les visages sont déformés et les sons criards, épouvantables, merci beaucoup ! La dernière idée géniale de la République de San Théodoros, c’est d’envoyer les malades des régions davantage envenimées vers celles où l’on tousse moins fort, où il y a encore des lits de réanimation vides. Puisque, en mon village perdu de San Fernando, les pestiférés s’entassent jusque sur les trottoirs devant l’hôpital, je fus sommé d’organiser un convoi, l’exode des malades. Dans des camions poussifs, des vieux bus reconvertis en transports de souffrants et de souffrantes, et même en équilibre instable sur des chevaux de trait, les mourants reliés à des tuyaux de respirateurs artificiels cheminèrent sur les routes escarpées et poussiéreuses des montagnes, sous l’ironique regard des vautours planant dans un ciel trop bleu, vers Las Dopicos, capitale de notre bien-aimée République. Là, on se heurta à des barrages dressés par les populations locales, peu conviviales – ont-elles ébauché cette révolution des esprits ? Mon ami Piano, j’ai dû m’arrêter d’écrire, sous la pression de jets d’oeufs pourris et de tomates même pas mûres. Cette lettre que je termine et que je vais poster en garde des traces, qui j’espère ne dégoûteront pas ton chien. Ton Archimboldo, pauvre médecin qui essuie son costume souillé.
Vilaines Pensées 258 : LETTRES A PIANO (SUITE)…
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