Illustrissime Piano, j’espère que cette présente lettre sera bien acheminée dans le passé par la grâce de ton grandissime chien blanc, voyageur du temps. Ici, au vingt-et-unième siècle, certains intellectuels se demandent si après la vaste épidémie, nos maladies, nos toux, on allait persévérer à empoisonner la planète, la tuer, mais c’est une formidable fête aujourd’hui : les vaccins arrivent, des Spoutniks ! On les vit venir de loin, entre nos montagnes, parmi les orangers, le cortège pénétra au coeur de nos maisons blanches, il y eut les tambours et les flûtes andines. Le camion plein de petits flacons avançait doucement, entouré par les bannières des confréries, les statues multicolores des Saints et des Saintes, Sara, Eusebio, Maximin, Paul, Donat, Maria-Magdalena, brandies par des pénitents encagoulés. Suivaient les prêtres des religions monothéistes, en leurs longues robes rouges d’apparat. Suivaient des religieuses de tous les rites, sous leurs vêtements blancs, leurs voiles aseptisés. Et l’on réunit, en un serein oecuménisme, le petit millier d’habitants sur la grande place, cernée d’arcades baroques et même rococo, au soleil. Ce sont les religieuses qui nous enfoncent, à tous, à toutes, des aiguilles dans le gras des bras, en susurrant : « A la grâce de Dieu », certains esprits forts osant un « A la grâce des dieux », mais ce petit sacrilège passe inaperçu. Et moi, ô Piano, médecin soi-disant laïc et savant, je passe inaperçu, également, heureusement dissimulé derrière mon masque soi-disant chirurgical. Et moi, le grand-prêtre des sciences, après dix années d’infructueuses études médicales, j’avais donné ma bénédiction, fier de cette communion des espérances, des croyances, des miracles. Oui, nous portons sagement nos masques. Seuls se voient nos regards, l’acuité et la prégnance de nos yeux qui racontent bien plus que nos bouches cachées, nos souffles emmurés. Quand le vaccin aura calmé nos corps, quand les fiévreuses autorités nous autoriseront à tomber les masques, nous ne serons plus protégés, nous nous sentirons nus, tels des enfants trop vieux, stupidement libres, livrés à nous-mêmes, sans loi, ni foi, toi seul peut me comprendre, illustrissime Mario Piano. Ton bienheureux Dr Archimboldo, qui a donné sa bénédiction au Divin.
Vilaines Pensées 259 : LETTRES A PIANO (SUITE)…
V